DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALMEIDA FERREIRA ET MELO FERREIRA  
c. PORTUGAL

(Requête no 41696/07)

ARRÊT

STRASBOURG

21 décembre 2010

DÉFINITIF

21/03/2011

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 

En l'affaire Almeida Ferreira et Melo Ferreira c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente, 
 Ireneu Cabral Barreto, 
 Danutė Jočienė, 
 Dragoljub Popović, 
 András Sajó, 
 Işıl Karakaş, 
 Guido Raimondi, juges, 
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 septembre et 30 novembre 2010,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 41696/07) dirigée contre la République portugaise et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Mário Almeida Ferreira et son épouse, Mme Maria da Conceição Quadros Pereira de Melo Ferreira (« les requérants »), ont saisi la Cour le 18 septembre 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants sont représentés par Me J.P. Melo Ferreira, avocat à Estarreja (Portugal). Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté jusqu'au 23 février 2010 par son agent, M. J. Miguel, procureur général adjoint, et à partir de cette date par Mme M. F. Carvalho, également procureur général adjoint.

3.  Les requérants allèguent que le fait de ne pas pouvoir disposer librement de leur bien porte atteinte au droit au respect des biens.

4.  Le 3 janvier 2009, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

5.  Les requérants sont nés en 1925 et 1926 respectivement et résident à Oliveira de Azeméis (Portugal).

6.  Les requérants sont titulaires du droit d'usufruit sur un immeuble, sis à Oliveira de Azeméis, dont leur enfant Paulo est le nu-propriétaire. Cet immeuble se compose d'un rez-de-chaussée comprenant trois pièces, deux salles de bain et une cuisine et d'un premier étage comprenant cinq pièces, une salle de bain et une cuisine. L'immeuble dispose encore d'un garage et de dépendances et a une surface couverte de 309 m² et non couverte de 11 m².

7.  Le 1er janvier 1980, les requérants louèrent à usage d'habitation une partie du premier étage de cet immeuble à D. pour un loyer de 4 500 escudos portugais, soit 22 euros (EUR) environ. Le montant du loyer était, au moment de l'introduction de la procédure ci-dessous mentionnée par les requérants, de 34,91 EUR, suite à l'application des coefficients légaux d'augmentation des loyers.

8.  Le 20 février 2002, les requérants assignèrent D. et l'épouse de ce dernier devant le tribunal d'Oliveira de Azeméis. Ils sollicitaient, invoquant la loi sur les baux d'habitation, la résiliation du contrat de location au motif qu'ils avaient besoin de la partie louée de l'immeuble afin d'y installer leur fils Paulo, dont la famille venait de s'agrandir suite à la naissance, le 15 novembre 2001, de son deuxième enfant.

9.  Par un jugement rendu sans audience (saneador-sentença) le 4 juin 2002, le tribunal fit droit à une exception péremptoire soulevée par les défendeurs et rejeta la demande. Pour le tribunal, l'exception légale, prévue par la loi no 55/79, empêchant le droit de résiliation du propriétaire au cas où le locataire demeure depuis vingt ans ou plus dans l'immeuble loué, s'appliquait en l'espèce. Le tribunal rejeta les allégations des requérants selon lesquelles l'application automatique d'une telle exception serait contraire à leur droit de propriété.

10.  Sur recours des requérants, la cour d'appel de Porto confirma ce jugement par un arrêt du 23 janvier 2003.

11.  Les requérants déposèrent un recours constitutionnel, alléguant notamment que l'application automatique d'une telle exception au droit de résiliation du propriétaire portait atteinte au droit de propriété, garanti par la Constitution et par l'article 1 du Protocole no 1.

12.  Par un arrêt du 21 mars 2007, le Tribunal constitutionnel rejeta le recours, considérant que les dispositions en cause ne portaient atteinte ni à la Constitution ni à l'article 1 du Protocole no 1. Le Tribunal constitutionnel souligna d'abord que l'exception prévue à la loi no 55/79 n'affectait pas la liberté contractuelle des intéressés, qui restaient libres de louer ou non leur bien ; la haute juridiction nota à ce propos qu'au moment où l'immeuble en question fut loué, l'exception litigieuse était déjà en vigueur. Le Tribunal constitutionnel considéra ensuite que l'exception en cause avait pour but la protection sociale des locataires demeurant dans le même immeuble depuis une longue période. L'exception légale en cause ne portait donc pas atteinte au droit de propriété.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

13.  L'article 62 de la Constitution portugaise garantit le droit au respect de la propriété privée.

14.  Le texte des articles 1095 et 1096 du code civil portugais de 1966, dans leur rédaction en vigueur au moment de la conclusion du contrat de location en cause, figure dans l'arrêt Velosa Barreto c. Portugal (21 novembre 1995, § 16, série A no 334). Ces dispositions établissent le principe général de la reconduction tacite des contrats de bail et précisent que le propriétaire dispose du droit de résilier le contrat lorsqu'il allègue avoir besoin de l'immeuble pour y habiter lui-même ou y loger l'un de ses enfants.

15.  Le droit du propriétaire de résilier le contrat de location afin d'y habiter lui-même ou d'y loger ses enfants fut maintenu par la loi sur les baux d'habitation (décret-loi no 321-B/90 du 15 octobre 1990), applicable dans la présente affaire au moment du dépôt de la requête introductive d'instance devant le tribunal d'Oliveira de Azeméis.

16.  La loi no 55/79 du 15 septembre 1979, entrée en vigueur le lendemain, précisa que le propriétaire ne pouvait pas faire usage du droit de résiliation du contrat de location lorsque le locataire se trouvait dans le local loué depuis vingt ans ou plus. La loi sur les baux d'habitation susmentionnée (adoptée par le décret-loi no 321-B/90) porta, dans son article 107, ce délai à trente ans. Toutefois, le Tribunal constitutionnel, par son arrêt no 97/00 du 16 février 2000, publié au Journal officiel le 17 mars 2000, déclara avec force obligatoire générale l'inconstitutionnalité d'une telle modification. Le délai de vingt ans prévu à la loi no 55/79 resta donc en vigueur jusqu'à l'adoption du décret-loi no 329-B/2000 du 22 décembre 2000, entré en vigueur le 22 janvier 2001, qui porta de nouveau ce délai à trente ans, tout en précisant que la situation des locataires pour lesquels l'ancien délai de vingt ans avait déjà expiré entre-temps ne serait pas affectée par la nouvelle loi.

17.  Une nouvelle loi sur les baux d'habitation (no 6/2006, du 27 février 2006) a depuis lors été adoptée, les dispositions de l'article 107 de l'ancienne loi se trouvant cependant toujours en vigueur pour les contrats de location à durée indéterminée (voir article 26 § 4 a) de la loi no 6/2006).

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

18.  Les requérants allèguent que l'application automatique de l'exception au droit du propriétaire de résilier le bail est une ingérence disproportionnée dans le droit au respect de leurs biens tel que prévu par l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

19.  Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

20.  La Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

21.  Les requérants estiment que l'application automatique de l'exception incriminée au droit du propriétaire de donner congé au locataire constitue une ingérence disproportionnée dans le droit au respect de leurs biens. Ils soulignent qu'une telle application automatique ne laisse aucune place à la considération des intérêts des personnes concernées. Pour les requérants, la législation incriminée part d'un présupposé erroné, à savoir que la situation sociale des locataires est toujours inférieure à celle des propriétaires.

22.  Les requérants soulignent que la législation litigieuse ne saurait ainsi assurer le juste équilibre entre l'intérêt des locataires et leur intérêt à pouvoir exercer pleinement leur droit de propriété – ou un droit équivalent, comme celui d'usufruit dont ils sont les titulaires – sur le bien en cause.

23.  Le Gouvernement soutient d'emblée qu'il n'y a eu aucune ingérence des autorités publiques dans le droit des requérants au respect de leurs biens. Il souligne que les requérants ont disposé de leur bien comme bon leur a semblé, dans l'exercice de leur liberté contractuelle. Si tant est qu'il y ait eu limitation, celle-ci résulterait du contrat de location librement conclu par les requérants en toute connaissance de cause et conformément aux dispositions légales en vigueur à l'époque, qui prévoyaient déjà la limitation du droit de donner congé au bailleur contestée devant la Cour.

24.  Pour le Gouvernement, à supposer même qu'il y ait eu une ingérence en l'espèce, elle serait justifiée par le pouvoir que possède l'Etat de réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général, en vertu de l'article 1 du Protocole no 1. Ainsi, la législation en cause – qui a été déclarée conforme à la Constitution par le Tribunal constitutionnel – aurait pour but légitime la protection sociale des locataires, en tant que groupe social plus défavorisé.

2.  Appréciation de la Cour

25.  La Cour rappelle d'emblée que l'article 1 du Protocole no 1 contient « trois normes distinctes » : la première, qui s'exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général et en mettant en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires à cette fin. Il ne s'agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles : la deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d'atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s'interpréter à la lumière du principe consacré par la première (Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 157, CEDH 2006-VIII).

26.  En l'espèce, il y a lieu d'examiner la situation litigieuse sous l'angle du second alinéa de l'article 1 du Protocole no 1 : des questions comme celles ici en cause, concernant les limitations légales apportées au droit des propriétaires de donner congé aux locataires, relèvent en effet des mesures prises par l'Etat afin de réglementer l'usage des biens des particuliers (Hutten-Czapska précité, §§ 160-161 ; Mellacher et autres c. Autriche, 19 décembre 1989, § 44, série A no 169).

27.  La Cour a examiné d'abord s'il y a eu ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens. Elle estime que ceux-ci peuvent passer pour avoir subi une telle ingérence, compte tenu des décisions des instances ayant refusé de faire droit à leur demande de résiliation du contrat de location.

28.  Reste à savoir si une telle ingérence était justifiée.

29.  A cet égard, la Cour rappelle avoir déjà eu à examiner des législations – y compris celle applicable au Portugal – relatives au contrôle des loyers. Elle a eu l'opportunité de rappeler que ce type de législation poursuit un but légitime, à savoir la protection sociale des locataires, et qu'elle tend ainsi à promouvoir le bien-être économique du pays et la protection des droits d'autrui (Velosa Barreto c. Portugal, précité, § 25). En outre, dans la mise en œuvre de ses politiques à cet égard, le législateur doit jouir d'une grande latitude pour se prononcer tant sur l'existence d'un problème d'intérêt public appelant une réglementation que sur le choix des modalités d'application de cette dernière. La Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l'intérêt général, sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (Mellacher et autres, précité, § 45).

30.  La Cour a ainsi déjà admis, dans plusieurs affaires, des limitations apportées aux droits des propriétaires vis-à-vis des locataires, d'ailleurs monnaie courante dans bon nombre d'Etats membres du Conseil de l'Europe, qu'elle a considérées comme justifiées et proportionnées aux buts visés par l'Etat dans l'intérêt général. Dans l'affaire Mellacher et autres, par exemple, il s'agissait d'une législation entraînant, pour les requérants, des réductions des loyers (Mellacher et autres, précité, § 57). Dans l'affaire Spadea et Scalabrino, la Cour a jugé conforme à la Convention la suspension temporaire des expulsions de certaines catégories de locataires (Spadea et Scalabrino c. Italie, 28 septembre 1995, § 41, série A no 315-B). Dans l'affaire Velosa Barreto, il était question de la soumission par le droit portugais de la résiliation d'un bail à la condition que le propriétaire ait « besoin » du logement en cause pour y habiter (Velosa Barreto, précité, §§ 26 et 29-30). De son côté, la Commission avait également jugé conforme à la Convention la limitation du droit du propriétaire de donner congé au locataire âgé de 65 ans ou plus (Crux Bixirão c. Portugal, no 24098/94, décision de la Commission du 28 février 1996, non publiée).

31.  En revanche, la Cour a jugé que le « jeu combiné des dispositions défectueuses sur la fixation des loyers et des diverses restrictions aux droits des propriétaires en matière de cessation des baux » de la législation polonaise emportait violation de l'article 1 du Protocole no 1 (Hutten-Czapska, précité, § 224). Distinguant cette affaire des précédentes affaires Mellacher et Spadea et Scalabrino, la Cour a estimé que les limitations apportées aux droits des propriétaires, qui avaient pour conséquence d'empêcher les intéressés de récupérer ne serait-ce que les frais d'entretien des immeubles en cause, étaient bien plus considérables que dans ces affaires antérieures (ibidem, §§ 224-225).

32.  En l'espèce, seule est en question la limitation apportée au droit du propriétaire de donner congé au locataire lorsque ce dernier se trouve depuis vingt ans ou plus dans les lieux. La Cour observe à cet égard que l'Etat, dans l'exercice de la large marge d'appréciation dont il dispose en la matière, peut souhaiter accorder une protection plus large aux intérêts des locataires bénéficiant de contrats plus longs et stables. Ce faisant, le législateur ne fait qu'adopter les mesures qu'il estime adéquates à la régulation du marché du logement, qui occupe une place centrale dans les politiques sociales et économiques de nos sociétés modernes, dans le but de fournir une protection accrue à certaines catégories de locataires. La Cour ne saurait mettre en cause un tel choix politique du législateur, dès lors qu'il s'agit là d'une mesure d'intérêt général qui ne semble pas « manifestement dépourvu[e] de base raisonnable » (Mellacher et autres, précité, § 45).

33.  Il est vrai que la limitation en cause est appliquée de manière automatique, les juridictions saisies ne pouvant pas peser les intérêts respectifs du propriétaire et du locataire. La Cour estime cependant que le caractère absolu d'une loi n'est pas, en soi, incompatible avec la Convention (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 89, CEDH 2007-IV), même si des situations assimilables à une présomption irréfragable doivent demeurer exceptionnelles (voir Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série A no 141-A et Tsomtsos et autres c. Grèce, 15 novembre 1996, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1996-V). De telles règles absolues visent d'abord, de toute évidence, à promouvoir la sécurité juridique et à éviter les incohérences dans un domaine sensible comme celui du logement. Il convient de souligner ensuite que l'Etat est libre, tant qu'il demeure dans les limites fixées par le besoin de préserver le « juste équilibre », d'estimer qu'une situation donnée doit être réglée selon des normes précises et déterminées. En l'espèce, il est clair que la législation incriminée se fonde sur le souci de protéger une catégorie sociale considérée par l'Etat comme nécessitant une protection particulière. A cette fin, l'Etat a choisi d'aller au-delà de la simple fixation des bases régissant les relations contractuelles entre propriétaires et locataires et d'adopter, dans ce cas très particulier, une règle à caractère absolu pour des raisons de justice sociale. La Cour note à cet égard que de telles règles absolues ne sont pas rares dans le domaine du logement où, comme elle l'a dit dans l'arrêt James et autres c. Royaume-Uni, « [é]liminer ce que l'on ressent comme des injustices sociales figure parmi les tâches d'un législateur démocratique. Or les sociétés modernes considèrent le logement comme un besoin primordial dont on ne saurait entièrement abandonner la satisfaction aux forces du marché. La marge d'appréciation va assez loin pour englober une législation destinée à assurer en la matière plus de justice sociale, même quand pareille législation s'immisce dans des relations contractuelles entre particuliers et ne confère aucun avantage direct à l'État ni à la collectivité dans son ensemble » (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 47, série A no 98). Ainsi, dans cette affaire la Cour a estimé que le transfert obligatoire de la propriété du logement prévu par la législation réformant le système anglais et gallois de l'emphytéose ne portait pas atteinte à l'article 1 du Protocole no 1 (James et autres, précité, §§ 51-52).

34.  La Cour attache enfin une importance décisive au fait que la limitation en cause était déjà en vigueur au moment où les requérants ont conclu le contrat de bail en question (voir paragraphes 7 et 16 ci-dessus). Ils savaient donc, dès ce moment-là, que la législation en vigueur leur donnait la possibilité de demander la résiliation du bail alléguant leur « besoin » – ou celui de l'un de leurs enfants – d'habiter le logement mais que si le contrat devait se prolonger au-delà d'une période de vingt ans, ils se heurteraient alors à la limitation prévue par la loi no 55/79 du 15 septembre 1979. Certes, le « besoin » en cause pourrait survenir uniquement au terme du délai de vingt ans en question. Cela ne saurait cependant mettre en cause l'option du législateur – dans l'exercice de sa large marge d'appréciation – de donner plus de poids aux intérêts du locataire lorsque le contrat de bail se prolonge au-delà d'une durée importante, considérant que l'existence du « besoin » du propriétaire d'habiter le logement en cause ne suffit plus, au vu de l'impératif de protéger les locataires se trouvant dans des situations comme celle de l'espèce qui ont une attente raisonnable de rester dans l'immeuble loué. Au demeurant, la Cour rappelle que les requérants, contrairement aux personnes concernées par l'affaire Hutten-Czapska, ont pu librement conclure le contrat de bail en cause, fixant un loyer qu'ils ont négocié en toute liberté avec leurs locataires, sans aucune intervention étatique. La Cour tient à préciser enfin que le cas d'espèce est à distinguer d'une situation dans laquelle la limitation incriminée des droits du propriétaire viendrait modifier la position contractuelle originale de ce dernier.

35.  La Cour estime donc que la limitation en cause ne saurait passer, eu égard au but légitime recherché, pour disproportionnée ou dépourvue de justification, et qu'elle ménage un juste équilibre entre les intérêts de la communauté et le droit des propriétaires et des requérants en particulier.

36.  Il n'y a donc pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Déclare, à l'unanimité, la requête recevable ;

2.  Dit, par cinq voix contre deux, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 décembre 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens 
 Greffière adjointe Présidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion séparée commune aux juges Karakaş et Raimondi.

F.T. 
F.E.P.

 

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES KARAKAŞ ET RAIMONDI

1.  A notre grand regret, nous ne pouvons partager la conclusion de la majorité d'après laquelle il n'y aurait pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 en l'espèce.

2.  Nous souscrivons aux conclusions de la majorité sur la recevabilité de la requête ainsi qu'au raisonnement selon lequel il convient d'examiner l'espèce sous l'angle du second alinéa de l'article 1 du Protocole no 1. En effet, comme le dit l'arrêt (paragraphe 26, avec la jurisprudence y citée), des questions telles que celles-ci, qui concernent les limitations légales apportées au droit des propriétaires de donner congé aux locataires relèvent en effet des mesures prises par l'Etat afin de réglementer l'usage des biens des particuliers.

3.  Tout comme la majorité, nous pensons également que les décisions des instances nationales ayant refusé de faire droit aux demandes des requérants de résiliation du contrat de location litigieux constituent une ingérence dans le droit des intéressés au respect de leurs biens, et que cette ingérence poursuivait un but légitime, à savoir la protection sociale des locataires, et qu'elle tend ainsi à promouvoir le bien-être économique du pays et la protection des droits d'autrui (paragraphe 29 de l'arrêt).

En revanche, à la différence de la majorité, nous pensons que le « juste équilibre » à ménager entre les exigences de l'intérêt général et les impératifs des droits fondamentaux de l'individu (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 50, série A no 98) ; Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52) a été rompu en raison du fait que les requérants dans la présente affaire ont eu à subir « une charge spéciale et exorbitante » (Sporrong et Lönnroth, précité, § 73).

4.  D'après le droit et la pratique internes pertinentes (paragraphes 13 à 17 de l'arrêt), dans les contrats de location comme celui conclu en l'espèce, le propriétaire ne peut résilier le contrat que sous certaines conditions limitativement prévues par la loi. L'une des situations dans lesquelles il est possible de résilier le contrat est celle en cause dans cette affaire : il s'agit de la nécessité pour le propriétaire de récupérer l'immeuble loué afin d'y habiter lui-même ou d'y loger son enfant. Toutefois, la loi prévoit une exception à cette règle qui justement se présente en l'espèce, et qui, à notre sens, provoque la rupture du « juste équilibre » : le propriétaire perd le droit à la résiliation du contrat si le locataire habite l'immeuble depuis au moins vingt ans, et cela de manière automatique, sans qu'il soit même possible de mettre en balance les différents intérêts en jeu.

5.  C'est en effet notamment le caractère automatique de cette règle qui nous fait pencher pour la violation de l'article 1 du Protocole no 1 en l'espèce.

6.  Nous partageons l'approche de la majorité qui, à très juste titre, a souligné, dans le sillage de la jurisprudence de la Cour, que dans la mise en œuvre des politiques visant à promouvoir le bien-être économique du pays et la protection des « droits d'autrui », y compris la protection sociale des locataires, le législateur doit jouir d'une grande latitude pour se prononcer tant sur l'existence d'un problème d'intérêt public appelant une réglementation que sur le choix des modalités d'application de cette dernière, et que la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l'intérêt général, sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (Mellacher et autres c. Autriche, 19 décembre 1989, § 44, paragraphe 29 de l'arrêt).

7.  Toutefois, nous pensons que, à la différence des multiples situations – évoquées au paragraphe 30 de l'arrêt – dans lesquelles la Cour a estimé que les limitations apportées aux droits des propriétaires vis-à-vis des locataires étaient justifiées et proportionnées aux buts visés par l'Etat dans l'intérêt général, tel n'est pas le cas en l'espèce.

8.  A l'instar de ce que la Cour a dit dans l'affaire Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, concernant un « jeu combiné » de « dispositions défectueuses sur la fixation des loyers » et de « diverses restrictions aux droits des propriétaires en matière de cessation des baux », nous estimons que l'impossibilité pour le propriétaire de résilier le bail en présence de l'une des conditions limitativement prévues par la loi, alors que cette condition se présente après que le locataire a habité l'immeuble depuis au moins vingt ans, et cela automatiquement, sans que les différents intérêts soient mis en balance, rompt le « juste équilibre » évoqué ci-dessus.

9.  L'arrêt rappelle que, à la différence de l'affaire Hutten-Czapska, les requérants en l'espèce ont pu conclure librement le contrat de bail en cause, en fixant un loyer qu'ils ont négocié en toute liberté avec leurs locataires sans aucune intervention étatique, et que la limitation en cause était déjà en vigueur au moment où les requérants ont conclu le contrat de bail en question (paragraphe 34 de l'arrêt).

10.  Nous reconnaissons le poids de ces derniers arguments, mais ils ne nous semblent pas suffisants pour conclure que le « juste équilibre » à ménager entre les exigences de l'intérêt général et les impératifs des droits fondamentaux de l'individu ait été préservé dans la présente affaire.

11.  En particulier, même si les requérants savaient au moment de la conclusion du contrat qu'ils ne pourraient pas résilier le bail pendant les vingt premières années sauf pour les raisons limitativement indiquées par la loi et que, après vingt ans, les locataires seraient définitivement à l'abri de toute demande de résiliation, il nous semble que les dispositions légales pertinentes imposent une charge disproportionnée sur les propriétaires, qui n'ont pas d'autre option, s'ils veulent rentabiliser leur bien – ce qui est quand même une faculté inhérente au droit de propriété – que de le faire conformément au régime extrêmement rigide fixé par la loi. En effet le seul choix qui leur est laissé est soit de louer le bien en faisant un « saut dans l'inconnu » quant aux possibilités de le récupérer un jour, soit de renoncer à le louer.

12.  Il ne faut pas non plus négliger le fait que pendant toute la durée du contrat, dont ils ne pouvaient pas empêcher le renouvellement automatique, les requérants n'avaient aucune possibilité d'augmenter le loyer mensuel, qui, actualisé conformément à la loi, s'élevait à la date de l'introduction de la procédure litigieuse (le 20 février 2002), à une somme correspondant à 34,91 EUR.

13.  L'arrêt prend l'affaire James précitée comme exemple de « règles absolues » en matière de logement dont la Cour aurait déjà reconnu la conformité à l'article 1 du Protocole no1 ; or cet exemple ne nous paraît pas pertinent.

14.  Le cas d'espèce pris en considération par la Cour dans cette dernière affaire, en effet, était totalement différent de la situation qui nous occupe aujourd'hui. Dans l'affaire James il s'agissait du rachat obligatoire de certains baux emphytéotiques de droit britannique. Un emphytéote, à la différence d'un locataire ordinaire qui ne jouit que d'un droit personnel, est bien titulaire d'un droit réel – quoique temporaire – sur la propriété.

15.  Comme il est dit dans l'arrêt James (précité, § 13), cela est vrai au point que « [c]omme ni le bailleur seul, ni le locataire seul ne peuvent offrir à un tiers la propriété exempte d'occupant, leurs droits réunis ont une valeur inférieure à celle qu'aurait la propriété libre. Si cependant la réversion est vendue au locataire occupant, qui peut alors fondre les deux droits en une propriété unique, la valeur de celle-ci excède la valeur d'investissement pour un tiers qui achèterait la réversion grevée d'un bail. Dans les opérations du marché libre, vendeur et acheteur ont coutume de se partager, dans des proportions convenues entre eux, cette valeur supplémentaire dite « valeur de consolidation » ("merger value") ». Il s'agissait donc dans l'arrêt James d'une situation dans laquelle la rigidité de la règlementation pertinente était justifiée par la position particulière des emphytéotes et qu'à notre avis on ne peut rapprocher de celle d'un bail classique de civil law comme celui qui nous occupe en l'espèce.

16.  Dès lors, pour les raisons exposées ci-dessus, nous estimons qu'il y a eu en l'espèce violation de l'article 1 du Protocole no 1.


ARRÊT ALMEIDA FERREIRA ET MELO FERREIRA c. PORTUGAL


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   ARRÊT ALMEIDA FERREIRA ET MELO FERREIRA c. PORTUGAL – OPINION SÉPARÉE


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